Entretien avec le professeur Manuella Bourassin

May 18, 2021

Entretien avec le professeur Manuella Bourassin

Rapporteur de synthèse du 117e Congrès des notaires de France

117e Congrès / 2021

Manuella Bourassin est Professeure des Universités, agrégée de droit privé à l’Université Paris Nanterre. Rapporteur de synthèse du 117e Congrès des notaires, elle a accompagné les rapporteurs dans la rédaction du rapport et a aidé à l’élaboration des propositions du Congrès.
Observatrice de la profession de notaire et de son évolution, elle livre son point de vue sur le développement du numérique, ses implications en matière juridique et le rôle que le notariat peut et pourra y jouer.

Pourquoi avoir accepté ce rôle de rapporteur de synthèse du Congrès des notaires ?

J’ai été honorée de me voir proposer par Olivier Herrnberger le rôle de rapporteur de synthèse du Congrès des notaires ayant pour thème le numérique, l’homme et le droit.
Rôle et thème qui se situent dans le prolongement de mon activité d’enseignant-chercheur. Je travaille avec le notariat depuis une dizaine d’années en qualité de directrice du master de droit notarial de l’Université Paris Nanterre.
J’analyse par ailleurs cette profession au prisme de la révolution digitale en dirigeant une recherche financée par le ministère de la Justice portant sur le notariat et le numérique.

Le sujet du digital vous a immédiatement séduit ?

Cela permet d’observer les évolutions de droit qu’impliquent la révolution numérique et ce, dans toutes les branches du droit et pas seulement le droit des affaires ou le droit privé.
C’est très stimulant parce que c’est d’une grande modernité en apparence. Mais, cela conduit à ce qu’il y a de plus fondamental en droit. Cela revient à questionner les notions les plus classiques. Qu’est-ce qu’un bien ? Qu’est-ce qu’un crypto-actif ? Qu’est-ce que sont les données personnelles ? Lesquelles relèvent de notre personne et lesquelles sont des biens parce qu’elles ont une valeur potentiellement marchande et qu’elles constituent une richesse ? C’est donc vraiment un retour au droit dans ce qu’il y a de plus classique et finalement l’occasion de se reposer ces questions est assez rare.

Pourquoi le sujet du Congrès vous a-t-il séduite ?

Le sujet du 117e Congrès des Notaires m’a immédiatement intéressée par son originalité, pour ne pas dire son caractère inédit.
En effet, si le thème du numérique est fréquemment abordé sous l’angle de technologies et d’usages électroniques particuliers (tels la blockchain, l’intelligence artificielle, les plateformes, les réseaux sociaux) et de leurs impacts sur certains mécanismes juridiques (comme des opérations contractuelles ou des transmissions patrimoniales ou encore des libertés fondamentales spécifiques), aucune étude n’a encore été menée en appréhendant de manière aussi générale le numérique et le droit.
Le thème du Congrès est non seulement d’une actualité évidente, mais surtout d’une inépuisable richesse pour tous les juristes, quels que soient leurs domaines de compétence, et bien au-delà pour tous les sujets de droit, puisque l’Homme est au cœur des analyses et des propositions du Congrès.
Etudier « le numérique, l’homme et le droit » consiste à mettre en lumière les adaptations et les innovations que la révolution numérique a déjà entrainées en matière juridique, à l’échelle nationale comme européenne et internationale.
Cela conduit également à anticiper les changements que les prochaines avancées digitales produiront sur les usagers des services dématérialisés (citoyens, consommateurs, entreprises…), ainsi que sur les rôles et activités des professionnels du droit (juges, avocats, huissiers, notaires…) et encore sur les règles de droit elles-mêmes (jurisprudentielles, réglementaires et législatives…). Ainsi, le Congrès apporte des éclairages sur les évolutions juridiques réalisées ces vingt dernières années en conséquence des bouleversements technologiques. Les trois commissions du Congrès portent en outre des propositions intéressant spécialement d’abord les droits des citoyens et des individus, puis le patrimoine et enfin les contrats, le tout dans l’univers numérique.

En théorie comme en pratique, en quoi les réflexions du Congrès sont-elles utiles ?

Réfléchir aux liens entre le numérique et le droit est tout à la fois stimulant sur le plan intellectuel et absolument nécessaire en pratique.
De fait, les progrès technologiques soulèvent des questions juridiques essentielles.
Par exemple, les usages des réseaux sociaux et des données personnelles sont-ils conformes aux droits et libertés fondamentaux des individus ?
Les plateformes numériques répondent-elles aux exigences de concurrence loyale entre les entreprises, de protection des consommateurs ou des salariés ?
Les cryptoactifs génèrent-ils de nouvelles formes de transmission patrimoniale en même temps que de nouvelles occasions d’évasion fiscale ? Des programmes informatiques peuvent-ils rendre automatiques des indemnisations ou des remboursements quitte à ce que s’en suivent des surendettements de particuliers ou des faillites d’entreprises ?
Si des robots ou des logiciels reposant sur l’intelligence artificielle causent des préjudices, à qui les victimes peuvent-elles demander réparation ? Toutes ces questions se posent déjà sans que des solutions précises ne soient apportées ni par la loi française ni par des textes européens voire internationaux.
Tenter d’y répondre est stimulant intellectuellement car, en l’absence de réglementation spécifique, le juriste doit mobiliser les fondamentaux du droit, c’est-à-dire les méthodes de raisonnement fondées sur la qualification des « objets juridiques non identifiés » (et ce à partir des distinctions les plus classiques comme celles opposant les personnes et les choses, les droits personnels et les droits patrimoniaux), ainsi que les règles de droit commun applicables à défaut de textes spéciaux (comme la théorie générale du contrat ou le droit commun de la responsabilité civile).
Ainsi, le 117e Congrès des notaires, sur un sujet d’une extrême modernité, est-il certainement l’un de ceux faisant le plus appel aux connaissances les plus anciennes et les mieux partagées au sein des juristes. Ce qui a de quoi rassurer les lecteurs du rapport du Congrès et les futurs congressistes qui craindraient n’être pas suffisamment au fait des nouvelles technologies ni du droit du numérique !
Celui-ci n’existe pas encore, à tout le moins estil en construction sur le fondement, d’abord, de règles de droit générales et éprouvées, ensuite et éventuellement, de règles particulières à créer.
Faire des propositions pour apporter des réponses précises et concrètes aux multiples et sérieux problèmes de droit que soulève la révolution numérique n’est évidemment pas qu’un plaisir intellectuel réservé aux juristes. Il s’agit d’une nécessité pratique pour répondre aux attentes et aux besoins de sécurité juridique qu’expriment déjà les utilisateurs quotidiens d’internet, d’applications sur smartphones, d’assistants intelligents, ainsi que les détenteurs de plus en plus nombreux de cryptomonnaies ou de tokens. Les solutions aux difficultés données précédemment en exemple peuvent reposer sur l’adaptation à l’univers numérique de pratiques ou de règles existantes à identifier ou sur l’adoption de nouveaux textes à spécifier. Des réflexions doivent être menées et des propositions méritent d’être avancées sur chacune de ces voies pour « accompagner et sécuriser la révolution digitale ».
C’est précisément là l’objet du 117e Congrès des notaires.

Le rapport entre notaire et digital ne semble pas intuitif. Comment le voyez-vous ?

Les notaires décrits par Balzac ou filmés par Chabrol ont vécu ! Il est tout à fait regrettable qu’un certain archaïsme soit encore souvent associé au métier de notaire alors que la profession est à la pointe des évolutions digitales depuis le début des années 2000.
Rappelons que les actes notariés sont signés électroniquement, sur tablette, depuis 2008 et que de la même époque date la création du Minutier central électronique du notariat (MICEN). Le notariat a ainsi été la première profession du droit à intégrer le digital dans son quotidien ; aucune autre des professions juridiques ou judiciaires n’est allée aussi vite ! Cette modernisation a été réalisée avec le plus haut niveau de sécurité informatique (« signature qualifiée » du notaire, au sens du règlement eIDAS) et de professionnalisme.
De plus, la dématérialisation ne se limite pas au support de l’acte authentique. Elle est désormais présente à tous les stades de la vie de l’acte notarié, de sa préparation jusqu’à sa conservation. Elle innerve par ailleurs l’ensemble des relations qu’entretiennent les notaires avec leurs clients (consultations et signatures via une visioconférence sécurisée, coffre-fort électronique notarial…), avec leurs partenaires publics (administration fiscale, services de publicité foncière, communes…) et privés (syndics de copropriété, entreprises de services du numérique…) et encore avec les instances (CSN, ministère de la Justice…).
La digitalisation du notariat ayant été réalisée en une dizaine d’années, il n’est sans doute pas encore intuitif d’associer notaire et digital, mais pourtant le « cybernotaire » existe bel et bien !

En quoi le notaire peut avoir un rôle dans notre vie quotidienne qui se révèle de plus en plus digitale ?

Ce rôle revêt, me semble-t-il, deux aspects principaux.
D’une part, les notaires ont su adapter leurs outils et leurs pratiques aux demandes de leur clientèle tournées vers davantage de fluidité, de rapidité, voire d’immédiateté. L’acte authentique signé électroniquement en présence du notaire, puis les actes notariés signés à distance sans que les clients ne soient aux côtés du notaire instrumentaire, ni même d’aucun notaire, ont certainement contribué à intégrer les notaires dans la vie digitale de leurs clients.
D’autre part et plus largement, c’est-à-dire, au-delà de la relation entre le notaire et les signataires des actes qu’il reçoit, c’est dans la vie digitale des citoyens que l’implication du notariat est manifeste. Les notaires sont des officiers publics ministériels, délégataires de la puissance publique.
Ce rôle s’exerce sur l’ensemble du territoire national, avec un maillage serré, qui permet de maintenir un lien effectif entre l’Etat et les citoyens lien d’autant plus utile, si ce n’est nécessaire, à l’heure de la dématérialisation croissante des services de l’Etat, qui occasionne des difficultés préoccupantes pour tous les usagers n’ayant pas d’outils informatiques, pas d’accès à internet ou ne maîtrisant pas les démarches en ligne. Le notariat, en continuant de proposer un service public humain, en dehors même de sa mission traditionnelle d’authentification des actes juridiques, contrebalance donc la déshumanisation de la relation entre l’Etat et les citoyens, dont il est un rouage multiséculaire et encore plus essentiel aujourd’hui.
Le ministère de la Justice l’a d’ailleurs clairement reconnu à l’automne dernier. Dans la convention d’objectifs signée en octobre 2020 entre le Conseil supérieur du notariat et le garde des Sceaux, le rôle des notaires dans l’accès des citoyens au droit est souligné et le renforcement de la place des notaires aux cotés et au service des citoyens est encouragé, en particulier pour conserver de l’humain au sein d’un monde de plus en plus numérique.

Dans l’univers numérique, quelles sont concrètement les nouvelles missions pour les notaires ?

Plutôt que de parler de « nouvelles missions », il me paraît préférable d’insister sur l’adéquation des missions traditionnelles des notaires aux demandes nouvelles des individus dans le monde numérique.
La mission d’authentification d’abord : les notaires ne se contentent pas de certifier des actes, notamment leur date et leur contenu, ce que des nouvelles technologies, la blockchain en tête, peuvent faire tout autant, voire mieux. Les notaires procèdent à des vérifications portant essentiellement sur l’identité des parties aux actes qu’ils reçoivent, sur leur consentement libre et éclairé et sur la conformité de leurs volontés aux règles impératives. Ces contrôles, que des machines ne peuvent aujourd’hui opérer (ni demain sans doute), justifient que l’acte notarié soit authentique et doté en conséquence d’une sécurité juridique que les actes sous signature privée n’ont pas (sécurité par la force probante parfaite, par la date certaine et par la force exécutoire).
Ainsi, l’acte authentique, qu’il ait un support papier ou électronique, qu’il soit reçu en présence du notaire ou par visioconférence, est source de sécurité et de confiance. Or, ces deux qualités sont éminemment recherchées à l’ère numérique pour contrecarrer les incertitudes qui entourent encore (et sans doute pour longtemps) la dématérialisation de nos vies quotidiennes, y compris celle des actes les plus importants qui la rythment.

La mission de conservation ensuite : les notaires ont l’obligation de conserver les actes qu’ils reçoivent pendant 75 ans. Cette mémoire, qui permet de retracer l’histoire des Français, voire l’Histoire de France, depuis le XIIIe siècle, ne souffre d’aucune concurrence.
Nulle autre profession, nulle technique ou nouvelle technologie ne peut assurer une telle pérennité. Depuis plus de 700 ans, les notaires conservent ce que leurs clients leur confient de plus précieux, telles leurs dernières volontés, pour avoir la garantie qu’aucune modification voire destruction ne leur sera apportée.
Aujourd’hui, les données personnelles et, dans un tout autre registre, les clés et mots de passe permettant d’accéder à des actifs numériques, sont des biens précieux.
Par leur obligation légale de conservation et par les outils électroniques développés par la profession (d’ores et déjà le coffre-fort notarial, demain peut-être une blockchain notariale), les notaires peuvent répondre au besoin de pérennité que suscitent les nouveaux droits et biens numériques, mais que ne procurent pas en elles-mêmes les nouvelles technologies.
La mission de tiers de confiance enfin : les notaires jouent traditionnellement ce rôle d’intermédiaire entre l’Etat et les citoyens.
Depuis quelques années, les devoirs d’impartialité et de secret auxquels ils sont tenus justifient que cette mission de tiers de confiance leur soit de plus en plus souvent attribuée, soit par l’Etat soit par des particuliers, lorsqu’il s’agit de régler des différends à l’amiable.
Les notaires pourraient légitimement se voir reconnaître la qualité de « tiers de confiance » que visent déjà quelques textes relatifs aux sort des données personnelles dans le monde numérique (en particulier après le décès des personnes concernées) et que d’autres règles liées à la révolution digitale pourraient à l’avenir envisager. Les notaires pourraient également être choisis comme « oracles » pour vérifier certaines données nécessaires au déclenchement d’un smart contract sur une blockchain.
Voici quelques exemples de nouvelles demandes qui pourraient être l’occasion de mettre en exergue les missions traditionnelles des notaires, d’une utilité certaine dans l’univers numérique.