Entretien avec Pierre Rabhi, juillet 2018

« Soyons en harmonie avec les lois de la nature. » S'il n'avait qu'un message à transmettre, ce serait celui-là. Rabha Rabhi, originaire d'Algérie, devenu Pierre Rabhi lorsqu'il a été adopté par un couple de Français, a été le précurseur de l'agro-écologie. Il a longtemps prêché dans le désert, mais il a aujourd'hui un emploi du temps de rock star. Ses conférences font salle comble dans le monde entier et son dernier livre Vers une sobriété heureuse (Actes Sud) s'est vendu à plus de 300000 exemplaires. Mais à 80 ans, ce sage se tient à l'écart des mondanités et des politiques et reste fondamentalement cultivateur dans sa propriété en Ardèche. Il est tout aussi philosophe que cultivateur, et c'est à ce titre qu'il était l'invité du dernier congrès des notaires, à Cannes.

Propos recueillis par Dominique Gerbaud - Portraits Jean-Marc Gourdon

 

NVP: Quel regard portez-vous sur l'agriculture pratiquée largement aujourd'hui ?

Pierre Rabhi : La période néolithique a connu une révolution lorsque l'homme a découvert la semence. Depuis cette époque, il sème, récolte et stocke. À partir du moment où il a stocké, il a su que demain il aurait à manger. Cette découverte fut une grande libération de l'homme par rapport à son obsession de la survie. Ainsi libéré, il a pu développer sa pensée pour aller plus loin. Notre époque vit une autre révolution : celle de la destruction d'une terre qui ne nous appartient pas. On est sorti de la loi naturelle de la reproduction en mettant des substances de type chimique dans la terre elle-même. Avec le respect que je dois à tout le monde, je dis que l'humanité détruit la terre qui la nourrit.

NVP : Quelle est votre conception d'une agriculture responsable ?

P. R. : Pour moi, l'agriculture c'est imiter ce qui se passe dans la nature où rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, en adoptant bien évidemment des stratégies de court terme, c'est-à-dire en prenant les matières organiques et en les transformant en humus pour aller plus vite, mais sans ajouter de substances chimiques. Ce n'est même pas une question de créativité car on peut créer même sur mes terres pleines de cailloux. La question importante est celle de la finalité des choses. Pour quelle finalité créons-nous ? Sommes-nous servis par les outils dont nous disposons, ou sommes-nous asservis par ces outils ? Toute la question est là.

NVP : De quoi vous sentez-vous le plus prisonnier ? Qu'est-ce qui vous gêne le plus ?

P. R.: Ce qui me gêne le plus, c'est que l'humanité prenne des décisions sur lesquelles je n'ai aucune prise. Mon rêve serait qu'on arrête de fabriquer des armements. On invente sans cesse des outils de destruction et c'est ce qui nous rend prisonniers. Plus que jamais notre conscience doit être éveillée pour prendre conscience de notre inconscience. C'est l'appel de Teilhard de Chardin à une conscience commune. L'être humain doit prendre collectivement conscience qu'il est sur une belle planète, sur une oasis splendide. Cependant il ne s'en satisfait pas et il aspire à un idéal auquel il n'accédera jamais. Personnellement, j'ai la chance d'avoir choisi ma vie. Avec Michèle, ma compagne, nous avons décidé de vivre là, en Ardèche, parce que c'est beau. Nous ne pouvions pas imaginer de passer notre vie sur terre et de ne pas profiter de la beauté qu'elle nous offre.

NVP : En 1968, les jeunes dénonçaient une société autoritaire avec des arguments, par exemple sur l'autogestion, qui ne devaient pas vous laisser indifférent. Quelle fut votre attitude ?

P. R. : Nous, nous ne sommes pas des soixante-huitards. Nous avions fait notre révolution en 1961 lorsque nous sommes venus en Ardèche. La faille de cette insurrection de 68 a été de se référer à un tas de philosophes différents. De ce fait, les jeunes ajoutaient et mélangeaient sans cesse de nouvelles revendications politiques, sexuelles, culturelles et refusaient en même temps tout interdit, toute règle qui puisse réguler le vivre ensemble. Ils ont oublié de s'interroger sur ce que pouvait être le fondement d'une société souhaitable. Cette insurrection fut très déconnectée de la réalité et est vite devenue une nébuleuse intellectuelle sur des slogans philosophiques, mais sans ancrage sur la société. D'où cet échec.

NVP : Les jeunes de cette époque dénonçaient la surabondance et l'hyperconsommation. Croyez-vous que cinquante ans plus tard on ait progressé sur ce plan-là ?

P. R. : On est tous piégés dans cette consommation et, en effet, on n'a pas beaucoup progressé. Si on veut reprendre les choses pour le futur, il faudra se baser sur un principe d'autonomie. On peut tout changer sauf le rapport à la vie, à la nature. Il faudra retourner à la terre, travailler la terre. C'est peut-être une porte par laquelle on arrivera à cette idée d'autonomie pour s'auto-suffire. Et ne plus assister à cet accident sur une départementale de la vallée du Rhône où un camion qui venait de Hollande pour livrer des tomates en Espagne a percuté un camion de tomates qui venait d'Espagne à destination de... la Hollande. C'est la caricature de l'absurde, surtout qu'on ne plaisante pas avec la nourriture. Pourquoi ne pas créer des jardins et des productions à la périphérie des villes ?

NVP : Vous prônez le concept de sobriété heureuse. Cela rappelle la « croissance zéro ». Or l'économie mondiale n'a-t-elle pas besoin de croissance ?

P. R. : Mais la croissance pour faire quoi ? Si tous les pays se mettaient à consommer comme nous, la planète ne survivrait pas et déposerait le bilan. On ne peut pas fonder une existence sur un toujours plus sans limites. Cela supprime la satisfaction. Aujourd'hui, c'est toujours ce qui manque qui prend de l'importance et la publicité consiste à créer une frustration artificielle. On devrait nous dire de temps en temps : « Vous avez à manger, vous êtes vêtus, vous êtes logés, vous êtes soignés, eh bien soyez satisfaits. » Or on nous dit : « Vous n'avez pas ceci, vous n'avez pas cela » et on vous vend une tronçonneuse avec une femme nue. Cela n'a absolument aucun sens. Je me sens humilié par cette manipulation. La sobriété heureuse, ce serait de dire qu'une fois qu'on a obtenu l'essentiel pour vivre on peut s'en contenter. Sans pour autant être ric-rac car on a besoin d'un peu de superflu pour se distraire et donner un peu de fantaisie à notre existence. Mais cette part du superflu est devenue exorbitante. On dit que 30 à 40% du métabolisme général d'un système comme le nôtre produit du superflu. Regardez les tas de jouets offerts aux enfants à Noël. Ils n'ont pas besoin de tout cela. Les enfants ont besoin d'une belle chose à laquelle ils donnent de la valeur. S'il y a pléthore de tout, on ne donne de la valeur à rien.

NVP : Vous êtes agriculteur et en même temps... philosophe. Qu'est-ce qui peut apporter du bonheur aux gens ? Et vous, dans quoi trouvez-vous un équilibre ?

P. R. : Chacun se fait et se construit sa propre idée du bonheur. Pour ma part, j'ai énormément d'amis, de vrais amis, et je trouve mon équilibre et mon bonheur dans mon travail, dans les liens avec mes enfants, avec Michèle ma compagne, et avec ces amitiés profondes. Mais chacun a une manière différente d'être heureux. Ce n'est pas généralisable. Bien sûr on ne peut pas être heureux si on n'a pas à manger. Mais pour le reste, ce qui est essentiel pour certains peut être superflu pour d'autres.

NVP : En quoi jardiner est-il un acte politique et un acte de résistance comme vous l'écrivez ?

P. R. : C'est un acte politique dans le sens où c'est un engagement mâtiné de protestation. C'est un acte où vous célébrez la terre, cet outil merveilleux qui vous rend au centuple ce que vous lui donnez. Vous lui mettez une graine de tomate minuscule et elle vous donne des kilos de tomates. C'est la magie et la puissance de la vie. Le rapport à la terre vous enseigne l'humilité et vous incite à vous interroger sur vous-même car vous ne réussissez pas toujours vos cultures. Ce rapport à la terre me nourrit intérieurement car c'est magique. Socialement, s'il y avait beaucoup de jardiniers, il y aurait moins de dépendances vis-à-vis de tous ceux qui veulent s'occuper de notre nourriture. C'est un acte politique parce que c'est un acte d'autonomie. C'est aussi un acte de résistance car je veux satisfaire une grande partie de mes besoins par mes propres moyens.

NVP : Quelle est votre conception de la propriété privée ? La terre appartient-elle uniquement à celui qui la détient légalement ?

P. R. : La seule chose que j'ai affichée dans ma chambre est le discours du chef indien Seattle. Aux Américains qui veulent acheter sa terre, il répond : « Je ne peux pas vous la vendre. La terre ne m'appartient pas, c'est moi qui appartiens à la terre. J'en suis l'usufruitier, mais pas le propriétaire. » Comme ce chef indien, je n'admets pas l'accaparement du patrimoine humain par ceux qui ont de l'argent. Le patrimoine vital est à ceux qui le travaillent, à condition de l'entretenir en bon père de famille.

NVP : Plus que la propriété, ce serait, selon vous, l'usage qu'on en fait qui est important ?

P. R. : C'est une question fondamentale. On me confie une terre et si je l'empoisonne avec des produits chimiques, je détruis le patrimoine qui reviendra à d'autres. C'est pour cela que je suis radicalement contre l'agriculture qui introduit des substances chimiques dans le cycle de la vie.

NVP : Comme vous le savez, les notaires s'interrogent sur l'avenir des territoires agricoles. À votre avis, faut-il faire évoluer la législation qui encourage, de fait, le productivisme, prendre en compte la diversité des exploitations et encourager une agriculture plus humaine ? 

P. R. : Je pense que les notaires peuvent jouer un rôle très important pour veiller à ce qu'il y ait une répartition dans l'équité même des territoires. Et en même temps, dans la sauvegarde de ce qui nous a été confié. Si on nous confie une terre vivante et que l'on rend une terre morte, on commet un préjudice et il faudrait en tenir compte. C'est dire qu'il faudrait des règles très strictes sur l'usage, sur le mode de gestion, d'organisation des terres. Cela pourrait entrer dans une sorte de charte, de cahier des charges dans le contrat entre le propriétaire et celui qui l'exploite.
C'est ce que j'ai voulu dire aux notaires au congrès de Cannes.